Captain Beefheart

« Qu’est ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croit , qu’une résistance est en voie d’être surmontée. » Ne comptez pas sur moi ici pour vous réciter le couplet de l’artiste torturé, cliché éculé permettant à la masse de faire de son inconsistance une vertu. Pour l’homme commun, toute exception est vue comme une maladie, il ne peut concevoir que l’on sorte du petit bassin où il barbotte. Malade le passionné, malade le militant, malade l’écrivain et le lecteur, malade celui qui refuse de vivre comme la bête qu’il est. Pour la plèbe, il n’existe pas de salut en dehors de ses pénibles contraintes et ses basses distractions. Ceux qu’elle écoute sont souvent comme elle, pauvres monceaux d’insignifiance portés par le vent du conformisme. Là où ces aptères furent plongés dans une vie dont ils ne surent que faire, croulèrent sous le poids de leurs incertitudes et de leurs reniements, les grands hommes coururent vers leurs destins avec la tranquille assurance des combattants convaincus du bien-fondé de leurs causes. Si l’artiste torturé existe, si les génies maudits marquèrent les arts de leur douleur lumineuse, ils ne représentent ni la majorité ni la norme. La preuve en est que, à l’heure où nombre de radios diffusent leurs gémissements assommants, les chanteurs populaires n’ont jamais été aussi médiocres qu’aujourd’hui. A vrai dire , les prestidigitateurs diffusés par les radios sont plus des psychologues que de véritables artistes, ils rassurent les paumés en leur donnant l’impression que leur vide existentiel est une fatalité universelle.

Incapable de rêver , la masse cherche la similitude partout , n’aime que ce qui lui ressemble . Les musiciens les plus populaires sont pareils à ces séries célébrant les « gens normaux » , ils forment un liquide auditif maintenant monsieur moyen dans le formol. Le message des chanteurs geignards est double : Je suis presque comme vous et ceux qui ne le sont totalement ne peuvent que souffrir. Pourtant, les chemins non balisés ne mènent pas qu’aux abysses de la dépression, indépendance ne rime pas toujours avec solitude. D’ailleurs, l’homme est souvent seul face aux grandes épreuves de la vie, comme il le sera quand viendra l’heure de sa mort. L’exception n’est pas plus triste que la norme , elle est juste plus dure à construire et à assumer. L’artiste n’est jamais aussi passionnant que lorsqu’il ne ressemble à rien de ce qui a existé, lorsque sa vie est une énigme et son œuvre une anomalie. Tentant de voyager dans les dédales de cet esprit unique , l’auditeur se sent alors comme un explorateur découvrant des terres inconnues. L’orchestre est pour lui un peuple dont il tente de comprendre le langage, son œuvre un hiéroglyphe qu’il cherche à déchiffrer, les notes forment une grammaire dont il essaie d’analyser les lois. L’artiste est pareil à Sean Conery dans le film l’homme qui rêvait d’être roi , c’est un mystère que certains ne demandent qu’à vénérer. Lors de son trépas, les dévots qui le poussèrent vers l’abime se demandent souvent encore qui il était.  

Dès son enfance , Don Van Viet fut une anomalie , un enfant pour lequel la création fut une langue maternelle. A l’âge où la plupart des jeunes garçons se contente encore de ramasser les marrons, le jeune Don sculptait ses premières œuvres avec les matériaux récupérés dans la nature. L’établissement scolaire vit dans ces premières créations le signe d’un talent précoce, au point de vouloir lui faire développer son don sur le continent de Rodin . Effrayés par une maturité aussi précoce, les parents du petit génie préférèrent préserver son innocence enfantine en s’exilant dans le désert Mojave. Passé cet exil, le jeune Don Van Viet suivit le parcours scolaire réservé à la jeunesse américaine dans l’isolement réservé aux grands hommes. Mais même l’esprit le plus libre ne peut s’épanouir dans le froid glacial d’une solitude complète, toute âme a besoin d’une caisse de résonnance pour déployer toute son ampleur. Frank Zappa et Captain Beefheart furent les deux faces d’une même pièce, celle d’un rock fuyant toute forme de normalité. Zappa trouva le chemin de la liberté grâce à Stravinsky et au doo woop , Beefheart en suivant les traces des grands bluesmen. Les deux savants fous du rock tentèrent bien de former un groupe , mais de tels tempéraments étaient faits pour diriger et non pour servir. Les deux frères spirituels eurent également comme projet de tourner un film nommé « Captain Beefheart meet the grunt people » . Le long métrage ne vit jamais le jour, mais Don ne quitta plus jamais ce rôle de Captain cœur de bœuf offert par son ami Zappa. Suite à cette courte aventure Zappaïenne , une première version du Magic band fut formé. Pour aller loin, il faut d’abord savoir d’où l’on vient, l’innovation étant surtout une façon d’honorer la tradition en la prolongeant. C’est pourquoi , avant de l’exploser à coups de riffs paranoïaques , le Magic band joua un blues digne des titans du Delta.

Il faut dire que Beefheart ne chantait pas comme tous ces musiciens aseptisant le mojo originel, sa voix puissante et profonde ne craignait ni les dissonances ni les emportements rageurs. Il chantait comme un Howlin Wolf qui, au zénith de sa puissance virile, se serait mis à déclamer des complaintes provoquées par une irrésistible agitation narcotique. Mais le monde n’avait déjà plus la tête à cela, hypnotisé qu’il était par les douceurs planantes du psychédélisme naissant. Art de l’artifice hors sol , opium du peuple rock depuis la sortie du fabuleux Rubber soul et du révolutionnaire Revolver , le psychédélisme brouilla les définitions du blues , de la folk et du rock. Sorti seulement quelques semaines avant les deux premiers monuments des Beatles , le premier 45 tours du Magic band fut un échec commercial retentissant. Dans l’ombre , le disc-jockey John Peel travaillait à la réhabilitation de ce génie maudit , dont il diffusa souvent le premier 45 tours. Cette musique parut si sombre et rustique , qu’aucune maison de disque ne se risqua à la produire. Ne supportant pas ce mépris , Beefheart s’exila à Lancaster où il forma une nouvelle version du Magic band. Avant de servir les Stones et Taj Mahal , Ry Cooder fit ses premières armes dans cette véritable première version du Magic band. Mettant un peu d’eau planante dans son vin bluesy , le capitaine guida son équipage sur la voie de son acid blues unique. Si cette concession ne fit pas disparaitre la défiance des grands labels , elle les rendit assez curieux pour signer le Magic band sur une de leur filiale. Il ne sera jamais dit assez de bien du business rock de ces années-là , vaste champs où les gains engendrés par les belles plantes nourrissaient les jeunes pousses. Decca eut Deram , les Stones permettant ainsi à T2 et Camel d’enregistrer leurs fresques progressives. Beefheart fut donc signé chez Kama Sutra , sous label d’une maison de disque dédiée à la pop expérimentale.

Grâce à cette maison de disque , le Magic band côtoya Love , Janis Joplin and the holding company et autres gloires d’une scène de San Francisco en pleine ébullition. Gobant les LSD comme des bonbons , le capitaine trouva dans ses trips les prémices de son swing singulier. Ces prémices furent immortalisées sur Safe as milk , disque incontournable où le Magic band tabasse l’opium planant de son époque. Loin des doux rêves de Revolver , the move et autres sucreries hypnotiques , Safe as milk ramena le rock dans les villes hostiles du Delta. S’en donnant à cœur joie , Beefheart grogne , crie et gémit au rythme du boogie faussement bancal de son groupe. Derrière ces dissonances assumées , c’est une nouvelle arithmétique qui s’apprêtait à s’emparer du conformisme psychédélique. « Safe as milk » n’est pas encore une révolution, mais il évolue dans une terre inconnue située à la marge de la tradition et du progrès, dans un espace où le temps n’a pas prise. Beefheart est avant tout un peintre des sons et , si ses traits encore grossiers laissait encore voir l’imposant fantôme d’Howlin Wolf , ses brusques saccades prédisaient la grandeur d’un boogie blues unique. Mais le monde n’était pas prêt pour une telle folie et, effrayé par le retentissant échec commercial de ce premier disque , le label Kama Sutra lâcha son capitaine en pleine tempête. Fort de cette première expérience , Ry Cooder quitta alors le groupe pour parcourir les terres plus accueillantes d’un blues rock moins excentrique.

Il fut vite remplacé par Alex St Clair , compagnon de la première heure du capitaine. Repêché par un petit label indépendant , Beefheart aurait pu être tenté de mettre un peu d’eau dans son vin délirant. Si son premier album se vendit mal , la légende du capitaine commençait à circuler dans le milieu underground,  où sa voix de stentor défoncé fit sensation. Pour obtenir une gloire facile mais éphémère , il aurait sans doute suffit que le chanteur se mette à hurler devant un Magic band singeant les heavy bluesmen anglais. L’union de sa voix de troubadour du delta , d’un soliste Claptonien et d’une rythmique stonienne l’aurait alors porté au sommet des charts. Mais , plus qu’un musicien pop , Beefheart se vit comme un peintre des sons , le Jackson Pollock du mojo blues. Dans une mélodie il voyait une couleur , dans une note une forme. Il n’était pas le seul à qui la musique évoquait des dessins et des couleurs , des musiciens tels qu’Ellington et Michel Petrucciani possédaient également ce don. A une époque où certains rockers écrivaient des opéras ou « des films pour les oreilles » , Beefheart vit ses albums comme des tableaux. Il ne pouvait donc immortaliser d’autres formes que celles qu’il avait en tête , toute forme de conformisme était pour lui l’expression la plus immonde de la barbarie. Il accentua donc son excentricité, suivit son propre chemin avec la cohérence unique des artistes honnêtes. Peu enthousiasmé par cet espèce de boogie blues déstructuré, le producteur Eddie Krasnow tenta de l’aseptiser en lui ajoutant une petite dose d’effets sonores psychédéliques.

Sans doute voulut il ainsi faire entrer ses poulains dans la troupe des expérimentateurs populaires menée par le sergent poivre et son orchestre des cœurs solitaires. Mais le psychédélisme n’en était déjà plus là , il se durcissait à travers les riffs proto hard rock de Blue cheer , se simplifiait grâce aux délires pré-punk des Deviant. A la réécoute de Strictly personnal , on ne peut que constater que le fin vernis pop de Krasnow n’adhère que peu sur le rutilant swing du Magic band. La silhouette du blues traditionnel s’éloignait encore, voilée par le rideau pétillant d’une rythmique abrupte et unique. Encore aujourd’hui, Strictly personnal sonne comme l’un des plus brillants outrages fait à la tradition blues, un éclatement de sa couleur mélodique et une fascinante réinvention de sa forme musicale. Mais ce tableau ne fut pas vraiment le sien, quelqu’un avait osé le souiller de sa teinte populaire. N’ayant plus confiance en ce business musical qui voulait à tout prix le normaliser, Beefheart mit fin au Magic band et partit en exil dans une maison isolée de San Bernardo. C’est là que Zappa vint le chercher , pour lui proposer d’enregistrer son prochain album sur son label Straight. Le capitaine accepta après que Zappa lui ait garanti une liberté de création totale, avant de former une nouvelle version du Magic band. Comme pour leur signifier qu’ils lui devaient une allégeance totale, Beefheart rebaptisa chaque musicien, avant de leur ordonner d’apprendre à jouer du saxophone.

Nous étions alors en 1968 , époque où le free jazz lançait ses pavés révolutionnaires sur une tradition agonisante. Après l’initiation d’Ornett Coleman vinrent les transes mystiques de John Coltrane et Pharoah Sanders , la rage destructrice d’Albert Ayler et la beauté cosmique de Sun Ra. Fasciné par cette liberté d’improvisation, le capitaine cœur de bœuf voulut que ses musiciens trouvent le chemin de cette spontanéité féconde. Tyrannique, il obligea certains à jouer la même note des heures durant, en enferma d’autres terrorisés par son charisme autoritaire. Nombre de témoignages d’époque témoignent de la sévérité de ce premier et seul souverain du free blues, qui développa une impressionnante emprise sur des musiciens le suivant tel un gourou. Quand vint le moment de l’enregistrement ce gourou s’isola dans une pièce pour déclamer ses textes et jouer du saxophone, laissant ses musiciens prolonger le chemin tortueux qu’il dessinait. Ainsi naquit le free blues de Beefheart , fascinante succession de projections sonores , architecture musicale d’une originalité à faire rougir Ornett Coleman. Comme les free jazzmen , le Magic band fit fi de la mélodie pour atteindre une nouvelle forme d’intensité musicale , le saxophone hurlant comme celui de Marshall Allen sur l’hallucinant album Magic city , pendant que le Magic band se servait des textures sonores et des cassures rythmiques comme d’une palette de couleurs et de paysages. Avec Trout mask replica , le capitaine massacra les prétentions d’un rock devenu trop banal , pilonna le bastion de son institution à grands coups d’ogives free blues. Plus d’un demi siècle plus tard, cette musique est toujours aussi révolutionnaire, hallucinant monument sonore éternellement protégé des sévices du temps. Après avoir remercié Zappa en enregistrant Willie the pimp pour son album Hot rats , Beefheart approfondit ce sillon free blues sur l’excellent Lick my decall off baby. Vint ensuite the Spotlight kids dernier acte d’allégeance de celui qui faisait sonner le blues comme si il avait été inventé hier. Les riffs répondaient de nouveau aux incantations libidineuses d’une voix grave et profonde, le mojo originel changeait de peau sans changer d’âme.

Avant gardiste jusqu’au bout , le capitaine fut perdu par de basses ambitions commerciales six ans avant la débâcle des eighties. Ainsi naquirent Unconditionally guaranteed et Bluejean and moonbeam , disques de musiciens se contentant de jouer une musique qu’ils pensent populaire. C’est encore Zappa qui sauva le grand capitaine en perdition lors d’un concert commun . Publié sous le nom de Bongo fury , cet album de free blues restera le live le plus sous-estimé de tous les temps. Beefheart retrouva ensuite sa véritable identité, celle d’un peintre des sons dont les œuvres prolongeaient la liberté unique de Trout mask replica. De ce moule unique sortit ses trois derniers grands disques , Shiny beast , Ice cream for crow et le plus puissant Doc at the radar station . Lassé de la musique , Beefheart revint à son premier amour artistique : la peinture. Alors qu’une nouvelle génération criait son admiration pour le génie maudit , Don Van Viet disparut des radars durant plusieurs années. Mort d’une sclérose en plaque en 2010 , il laissa derrière lui une œuvre unique que personne ne parvint à copier ou réinventer. L’œuvre d’un homme heureux de vivre selon ses propres lois.                           

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