Art Tatum : le sixième sens du jazz

La cécité n’est pas toujours le coup du sort fatal d’un destin cruel, il en est en réalité des infirmes comme des autres hommes. Bonne mère , la providence offre à chaque être un certain capital physique et intellectuel à développer. Nombre d’aveugles développent ainsi une ouïe ou un toucher plus sensible, les faibles d’esprits montrent parfois une impressionnante vivacité physique. Tout comme le corps est viscéralement lié à l’âme, les sens semblent reliés entre eux par une logique naturelle. De par le développement soudain d’un autre membre valide, certains infirmes réaffirment le génie de la nature et la force de l’instinct. Tel un aventurier perdu en milieu hostile, la victime d’un handicap apprend à développer ses forces valides pour combler ses défaillances. Comme le démontrèrent les stoïciens, l’homme est d’abord victime de lui-même et de sa vision du monde. Que serait devenu le jazz si, lorsqu’il perdit la vue à seulement dix ans, Art Tatum s’était laissé allé à un abattement apathique ? Sans doute aurions-nous alors perdu l’un des jeux les plus rigoureux et libre , l’un des swings les plus harmonieux que l’homme eut créé. Car, avant même de populariser la chaleur grandiose des instruments à vent, le jazz était une musique faite pour le piano. Instrument à corde autant qu’à percussion, il représenta toutes les ambitions mélodiques de cette musique classique américaine. Comparés aux autres musiciens, les pianistes disposent d’un autre privilège, celui de pouvoir jouer plusieurs notes simultanément. Ce privilège leur imposa également une grande rigueur, leurs notes étant comme des étincelles menaçant à chaque instant de brûler l’harmonie. L’harmonie, c’est ce qui élève les esprits, qui apaise les cœurs et repose les corps.

L’œuvre d’un bon musicien console plus surement que n’importe quel antidépresseur, l’harmonie c’est la joie et la beauté faites son. Le pianiste est le maître de l’harmonie, celui qui comprend le mieux ses besoins de rigueur dans la virtuosité comme la retenue. Duke Ellington était pianiste , Bill Evans était pianiste , et je ne parle même pas de la foule de classiques imaginés d’abord au piano. Le piano est l’instrument de la rigueur, mais cette rigueur est plus naturelle chez certains que chez d’autres. Le besogneux aura beau travailler aussi durement qu’il le veut, il n’atteindra jamais la magie de celui pour qui la musique est comme une langue maternelle. Art Tatum fut un musicien de cette classe, lui que la cataracte rendit presque aveugle au seuil de l’adolescence. Comme pour combler ce manque d’images , son cerveau devint une éponge à sons , qu’il reproduisait au piano avec une facilité déconcertante.

« Les hommes naissent libres et égaux mais certains sont plus égaux que d’autres. » Pierre Desproges. L’égalité parfaite n’existe pas , la vie est une grande partie de poker où certains démarrent avec de meilleurs cartes. Chercher à l’imposer, c’est se condamner à construire un régime tyrannique où tous seront forcés de ne pas trop s’élever au-dessus du plus faible ou du plus idiot. Refuser de reconnaitre la supériorité de certains hommes ou de certaines œuvres, c’est s’enfermer dans une aliénation mortifère. Art Tatum fut un homme comme l’histoire en compte peu, un précurseur qui commença son irrésistible ascension alors qu’il n’avait que 15 ans. Tenant le clavier pour le contrebassiste d’un grand orchestre de l’époque, Tatum décida alors de vouer sa vie à ce culte de la liberté rigoureuse qu’est le jazz. Engagé sur une radio de Toledo , le jeune pianiste séduisit les auditeurs au point que cette fréquence décida de diffuser un de ses premiers concerts. Si il était plus rapide que les autres, c’est que les maîtres de Tatum, Willie Smith et Lincoln Collier lui apprirent à jouer les notes sans regarder le clavier. Lui qui distinguait partiellement les formes et les couleurs cherchait, lorsqu’il jouait, à voir encore moins. Ses notes, il voulait les trouver sans les chercher , guider l’harmonie sans la brusquer. Lui et son instrument dialoguaient avec la spontanéité de deux amants épanouis, unis comme deux enfants nés au même moment. La vitesse de Tatum n’était pas un empressement, il était naturellement plus rapide, comme l’aigle vole naturellement plus vite que le pigeon. L’aigle Tatum plana ainsi en compagnie du voltigeur le plus gracieux du jazz , le grand Duc Ellington, avant de partir faire de New York la capitale d’un nouvel empire du swing.

Au moment où il fut emporté par une crise d’urémie en 1956, la légende de Tatum n’avait duré qu’une vingtaine d’années. C’est tout le temps qu’il fallut à cet homme pour marier le jazz au génie des grands compositeurs européens , pour donner aux musiciens qui le suivirent l’ambition de bâtir une virtuosité sans faiblesse , une agilité virtuose toujours au service de l’harmonie et de la mélodie. Ses plus belles heures nourrirent ainsi les inventions révolutionnaires des pionniers du bop. C’est ainsi qu’un virtuose mal voyant vit plus loin que nombre de musiciens de son temps.             

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