Janis Joplin: Liberté est un autre mot pour dire rien à perdre ici bas

La solitude est le mal du monde moderne, mal d’autant plus terrible qu’il ne fait l’objet d’aucune statistique et n’est soignée par aucun traitement. Pour se rassurer, on lui préfère le terme d’isolement, comme si le solitaire ne pouvait être qu’un pauvre homme perdu au milieu d’une campagne déserte. Ils sont pourtant des milliers, exilés dans la froide masse des grandes villes, à subir l’étreinte glacée de la solitude la plus douloureuse. «  La solitude est une patrie peuplée du souvenir des autres. » Sylvain Tesson.

Sans doute eut il mieux valut que l’homme moderne reste seul, que la sociabilité ne soit pour lui qu’une légende. Il vit malheureusement au milieu de la multitude, les faux semblants de ses semblables lui donnant l’impression d’être une anomalie monstrueuse. Qu’il se souvienne alors de la triste vérité énoncée par Romain Gary dans le roman Gros-câlin « Vous êtes des milliers dans le même cas ». Aussi heureux qu’ils aient l’air d’être en public, ces anonymes ont eux aussi leur lot de tristesses et de manques affectifs. C’est d’ailleurs cela la véritable solitude, le mal de celui qui se sent étranger à l’humanité qui l’entoure.C’est un malheur touchant indifféremment les intellectuels et les imbéciles, les riches et les pauvres , les forts et les faibles. Qu’importe les sommets économiques, sociaux et physiques que vous atteindrez, cette souffrance vous y retrouvera. Comme tout malheur, il existe des prédispositions permettant à cette douleur de s’installer et de progresser.

L’homme est une créature souvent mesquine et la masse un monstre froid toujours prêt à étriper moralement ceux qui sortent de son cadre. Cette leçon, Janis Joplin l’apprit très tôt, elle dont le physique valut les brimades de ses camarades de classe. Janis ne fut pourtant pas laide, si toutefois il put exister objectivement une laideur féminine complète. Chez l’homme, au fond, l’attraction ou la répulsion que l’on exerce dépend plus de notre confiance en nous que de critères bien définis. La jeune Janis fut traitée de laide car elle se jugeait ainsi , ses complexes furent des plaies saignantes et les adolescents sont plus cruels que les plus voraces des squales. Janis se réfugia donc dans la poésie , trouvant ainsi dans la grâce des mots un réconfort salvateur. Si son milieu l’étouffait, la terre qui le portait vit naitre une musique qui sauva la jeune malheureuse. Ainsi, durant ses lectures, la folk blues de Leadbeally rythma les vers de ses poètes. Puis il y’eut Bessie Smith , la mère de tous les bluesmen , celle qui lui apprit comment sublimer la douleur. Quand vint l’adolescence, elle prit la route chère à Jack Kerouac, pour chercher le groupe capable d’amplifier la puissance émotionnelle de ses lamentations.

Elle commença par chanter la folk dans les bars , Dylan écrivait alors les premiers chapitres de sa légende et les bardes poétiques sillonnaient le pays en quête de gloire. Ces clochards célestes eurent tous pour capitale San Francisco et pour patrie la Californie, berceau du folk rock et du psychédélisme. Là-bas , Janis côtoya le guitariste de Jefferson Airplane et goûta aux spécialités chimiques locales. Le LSD diffusa bientôt ses rêves hypnotiques partout, de la musique à la peinture, en passant par la littérature et le cinéma. Pour la musique l’événement se produisit lorsque Mike Bloomfield goûta la fameuse pilule bleue. Sous l’emprise de ce poison transcendant, il étira et déforma le mojo blues durant de longues minutes historiques. Nommé East west , le titre fut ensuite joué devant un public Californien qui célébrait encore les joies de l’amour libre sur fond de folk électrique. Cet hédonisme laissa toutefois des traces et , épuisée par sa consommations d’amphétamines et d’acides , Janis songea sérieusement à abandonner ses rêves d’adolescente pour se marier et fonder un foyer. Elle fut heureusement retrouvé par Chet Helms , un manager texan qui lui proposa de rencontrer le groupe dont il programmait alors les concerts. Beaucoup de choses furent dites sur Big brother and the holding company, notamment que leur fruste boogie planant ne méritait pas de servir le chant d’une si séduisante sirène. C’est pourtant avec eux que la chanteuse enregistra ce qui restera son plus grand disque , l’immense Cheap trills. Ce groupe fut à Janis ce que Crazy horse est à Neil Young , c’est-à-dire la puissance virile donnant du nerf à son lyrisme.

La voix de celle qui fut alors sacrée reine des hippies ne manquait elle-même pas de force , elle représentait le chainon manquant entre la ferveur de Big Mama Thornton et la fougue sensuelle de Robert Plant. On ne dira d’ailleurs jamais assez à quel point cette voix annonçait les rugissements des plus grands lions du heavy blues , les chanteurs de la génération de Ian Gillan et autres David Coverdale sont tous un peu ses enfants. Cette reine atteignit le sommet de sa gloire lors du miracle de Woodstock , où le génie musical de sa génération réalisa le rêve d’une humanité harmonieuse. Durant ce court laps de temps , la musique devint une religion dont Janis fut la déesse. Les amplificateurs vibrèrent , elle se trémoussa au rythme de ce mojo primaire , fascinante poupée de swing et de son. Et sa voix hurla la tristesse de l’abandon et l’extase amoureuse, toute la beauté de la vie sortit de ce larynx tel un cri primaire. Puis les dernières notes furent jouées , l’excitation retomba, laissant cette femme seule face au vertige de la solitude des grands hommes. La musique la maintint à flot assez longtemps pour fonder le Kozmick blues band , qui lui permit de quitter le psychédélisme pour la beauté suave d’un rhythm n blues gorgé de funk. Un peu oublié de nos jours , l’album I’ve got them kozmick blues again mama développe une énergie dansante à faire rougir Sly et sa famille Stone.

Mais Janis Joplin était devenue une diva imprévisible , une malheureuse possédée par la souffrance, les drogues et l’alcool. Nous étions alors en 1970 lorsque , au moment où tous pensaient qu’elle avait enfin vaincu ses démons , Janis s’injecta la dose qui lui fut fatale.  L’aiguille se planta dans ce bras que ce genre de mutilations et les souffrances morales rendirent insensible, le pouce appuya sur la seringue comme un doigt actionnant la gâchette d’un revolver chargé. Son corps fut découvert le 4 octobre 1970, quelques jours seulement après celui de Jimi Hendrix , signant ainsi la fin d’une douce utopie. Quelques jours avant son décès , alors qu’elle reprenait l’hymne folk Me and Bobby Mcghee , Janis chanta une phrase semblant résumer son mal « freedom is another word for nothing left to loose. » Elle fit ainsi sienne cette lamentation de Bukowski «  Et quand personne ne te réveille le matin. Et quand personne ne t’attend le soir . Quand tu peux faire ce que tu veux . Comment appelles tu cela ? Liberté ou solitude ? » Janis nomma cela liberté et en mourut . Quelques jours plus tard , un certain John Lennon reçut une cassette où la plus grande voix du blues lui chantait happy birthday. Elle fut essentielle pour des milliers de gens mais torturée par la solitude , fut considérée comme la plus belle femme du monde par des hordes de mélomanes alors qu’elle se trouvait hideuse.

C’est ainsi que la plus belle perle du rock fut grande , c’est ainsi que les bluesmen qui la suivirent vénérèrent cette déesse mère. Symbole elle-même d’une illusion belle et meurtrière , elle représenta également ce principe stoïcien qui veut que nous souffrons plus en imagination qu’en réalité. Car la solitude , au fond , est surtout une prison créée par nos propres illusions.              

Laisser un commentaire