Rory Gallagher

Dans le loup des steppes , Hermann Hesse dresse le portrait d’un homme étouffé par son intelligence. Isolé dans ses brillantes lectures, torturé par une routine dont il ne sait plus comment sortir, son loup solitaire finit par regarder sa lame de rasoir avec d’infâmes tentations suicidaires. Qualifier le suicide d’acte courageux, saluer la volonté de celui qui surmonta son instinct de survie pour mettre fin à ses jours, tout cela n’est qu’un moyen de rassurer ceux que leur lâcheté pousse dans l’abime. La plupart des morts volontaires sont des lâches , ils savent très bien ce qui leur manque mais n’ont pas la force de l’obtenir. Puis il y’a tous ces mensonges que l’on se raconte si longtemps, ce narcissisme pervers qui isole avant de tuer. La thèse de Hesse est simple : Le solitaire n’est pas tant celui qui en dévoile trop que celui qui n’en montre pas assez. Anesthésié par ses préoccupations intellectuelles, le loup des steppes n’en est pas moins un homme aux multiples facettes. Et ce qui le torture, c’est précisément la tension crée par cet amas de désirs non assouvis et décuplés par cette part de personnalité non assumée. Si il y’a bien un problème posé par l’œuvre de Hesse, c’est celui de la difficile conciliation entre l’intelligence et les pulsions , la transcendance et l’animalité , l’humain et le bestial. L’agitation d’une vie sociale bien remplie n’est-elle pas un frein au développement de mes dons ? Voilà le problème torturant le loup des steppes, Narcisse et Golmund et l’enfant de l’ornière. A cette question, l’écrivain allemand nous répondait toujours par la négative, affirmant ainsi qu’une vie épanouie résultait du juste équilibre entre la sage discipline et les emportements sauvages de l’homme.

Evitez de vivre dans un cloitre ou un bordel , tenez-vous droit mais soyez parfois capable de vous libérer de la discipline , ne mettez pas une chose si haute qu’elle vous obsède au point d’oublier ce que la vie a à offrir. Il existe pourtant une grandeur de l’obstiné , une sagesse de l’Ermite et du travailleur acharné . Se vouer à une tache ou à une cause , c’est donner à sa vie un cap rassurant , une stabilité fortifiante. Ce qui multiplie aujourd’hui le nombre des dépressifs n’est pas tant le manque de distractions que l’invasion des loisirs insignifiants. Passant sans cesse d’un écran à l’autre, d’une machine à l’autre, d’un sport à l’autre, d’une ville à l’autre, l’homme moderne n’apprend plus et ne se grandit plus. Il vit dans un monde où tout se vaut , passe d’une sensation éphémère à l’autre , tel un drogué en quête de sa prochaine dose. Anémié par cette succession de trop légers repas , l’esprit se retranche alors dans le bain bouillonnant de ses passions tristes. Difficile d’expliquer Rory Gallagher à l’époque de tik tok et deezer , de faire comprendre la grandeur du moine du blues au siècle de toutes les dépravations. Porté par l’immense popularité du rock n roll , l’homme ne céda jamais aux sirènes de l’hédonisme sexuel et narcotique. Il maintint ainsi une certaine austérité vitale pour les bluesmen , une petite tristesse d’où put naître le lyrisme du blues.

N’ayant pas connu la dure existence du peuple du blues, il compensa en s’imposant une existence de dévot reclus pour mieux honorer ses dieux. Il avait également d’autres tourments à chanter, ceux des ouvriers et d’un solitaire sans cesse jeté sur les routes. Ainsi naquit Taste , groupe rival de Cream , deuxième face de cette puissance virtuose annonçant l’invasion hard blues. Loin de verser dans les délires hypnotiques du psychédélisme triomphant, le groupe dépoussiéra une nouvelle fois le blues urbain cher à son leader. Diluant quelque peu la puissance de son mojo dans les grandes improvisations chères à son époque , le trio écrivit à l’isle de Wight un épitaphe grandiose. Les préoccupations les plus vulgaires viennent souvent à bout des missions les plus élevées, la vertu est un rempart bien fragile face aux assauts sournois du vice. Durant les sixties, le rock fut une énorme machine à fric qui rendit fou nombre de musiciens. Les compagnons de Rory estimèrent qu’ils ne touchaient pas une part suffisante du magot , leur leader pensait qu’il ne pouvait l’augmenter. Ainsi mourut le trio qui dynamita le blues pour la première fois, non sans avoir laisser derrière lui deux classiques, On the board et Taste.

Rory Gallagher n’eut aucun mal à se remettre de ce coup du sort , les tournées de taste ayant gravé son image dans le cœur de millions de puristes. Et il ne les déçut pas, sa première partie de carrière solo révélant un talent de composition sous-estimé. Après avoir été qualifié de « meilleur guitariste de tous les temps » par Jimi Hendrix , avant de refuser la place que Ron Wood prit finalement au sein des Stones , Rory maria le dur blues urbain et le poétique spleen campagnard dans une œuvre fascinante. Le public vibra d’abord sur des charges tels que Craddle rock ou Who’s that comin , où le guitariste chargeait avec une telle force , qu’il sonnait à lui seul comme l’union d’un guitariste soliste et d’un guitariste rythmique. Il fut sans doute le seul musicien rock dont le jeu parvint à se faire si spectaculaire tout en restant si solidement enraciné dans la rythmique. Il faut entendre son entrée sur le monumental Irish tour , chevauchée sauvage d’un homme dont les chorus puristes fissuraient les prétentions folles du rock moderne. Rory Gallagher exprimait exactement ce qui fit la grandeur des Stones de Beggars banquet à Exile on main street, c’est-à-dire une volonté de préserver le rock des défigurations des progressistes. Le rock comme le blues , est avant tout l’art de la répétition transcendante et de la sobriété féconde, la musique de ceux qui expriment tant de choses avec si peu de moyen.

Rory perpétuait cette tradition d’esthète minimaliste , une ballade tel que a Million miles away valant bien la grâce bouleversante des grandes symphonies de King Crimson et Yes. A l’époque du glam rock cet anachronisme vivant joua avec Muddy Waters et Albert King. Quelques années plus tard , alors que l’insurrection punk menaçait d’envoyer tous les virtuoses à l’hospice , ce grand buveur de bière mit un peu d’eau dans son vieux vin en flirtant avec les restes d’un hard blues encore populaire. Annoncé un peu timidement sur Calling card , ce virage fut acté sur les excellents Photo finish et Top priority. Dans la presse, on moquait un peu l’acharnement de ce rocker trop sage, dont la légende ne fut pas faite de gourgandines outragées et de chambres d’hôtels saccagées. Sans doute l’homme n’est-il pas fait pour une existence aussi austère , sans doute son esprit a-t-il besoin d’oublier de temps en temps les cruelles turpitudes du monde réel. Aux drogues et aux femmes, ce stakhanoviste du blues préféra l’aliénation mortelle de l’alcoolisme. Détruit par ce soulagement liquide, celui dont le corps boursouflé portait désormais les traces de ses rares excès mourut à seulement 46 ans. Sans doute aurait-il joué jusqu’à plus de 80 ans si il l’avait pu , comme certains de ces bluesmen qu’il admirait tant. Pour cela, il eusse sans doute fallu que cet ange du blues apprenne à s’avilir un peu, qu’il repose un peu sa grandeur dans le bain relaxant de la bassesse humaine. Si sa carrière avait alors été plus longue, son œuvre aurait sans doute souffert de cet équilibre vital.

Car, comme le montra si bien Leon Bloy, la tristesse et le désespoir sont souvent le lot des hommes d’exception. Plus qu’aucun autre, Rory Gallagher montra que tout grand bluesman est d’abord un homme se crucifiant sur l’autel de son œuvre.          

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