Jimi Hendrix voodoo visionnaire

Ils étaient les enfants libres d’un pays inconnu, peuple tribal condamné à mourir sous le feu de conquérants plus évolués. En matière guerrière encore plus qu’ailleurs, l’avancée technologique est vitale. Pour les indiens d’Amérique, l’homme blanc fut toujours un oiseau de mauvais augure, que ses intentions soient belliqueuses ou non. Si elle n’eut besoin de mener bataille pour remplir ses cales , l’expédition de Christophe Colomb répandit chez ces tribus des maladies contre lesquelles leurs corps ne purent lutter. Sans doute l’esprit chevaleresque des français les empêcha de déclencher une guerre où la puissance des armes à feu répondrait à l’archaïsme des flèches. Développer ses armes pour se défendre relève de la survie, le faire pour conquérir est la marque de fabrique des tyrans. Bien sûr il y’eut le miracle de Little Big Horn , où la justice immanente frappa Custer sous la forme d’une flèche vengeresse. Ce fut le dernier coup d’éclat d’un peuple fier mais condamné, la vengeance désespérée d’un peuple sur le point de disparaître. Aujourd’hui encore, le sable brûlant de certains déserts américains semble rougi par le sang des premiers autochtones. Entassés dans des réserves ou corrompus par l’argent et l’alcool, les derniers survivants disparurent dans l’indifférence réservée aux vaincus. Certains parvinrent toutefois à s’insérer dans cette société qui vola leurs terres et tua leurs pères. Sans doute les voluptés liées à la science et à la liberté de ces conquérants rendirent ce reniement du passé plus aisé.

C’est ainsi que, troquant son rang de princesse cherokee pour un costume de bouffon, la grand-mère cheyenne d’Hendrix gagna sa vie en jouant dans les vaudevilles qui amusaient le peuple vainqueur. Elle épousa ensuite Ross Hendrix , un riche héritier blanc avec qui elle eut quatre fils. Parmi eux naquit Al, qui devint danseur et engendra l’enfant voodoo. A cette époque, les sirènes du capitalisme commencèrent à fasciner les esprits hédonistes, se mirent à rompre les carcans moraux qui permirent jusque-là à l’homme de maintenir une société vivable. La responsabilité, voilà le principe ennemi de l’ogre capitaliste qui s’empara des terres indiennes, pour façonner l’exubérance vulgaire définissant l’Amérique. Al fut victime de cette corruption des mœurs lorsque, obligé de laisser cette femme pleine de vie seule pour partir à la guerre, il découvrit à son retour qu’elle l’avait remplacé. Al Hendrix ne fut pourtant pas une victime innocente, son esprit était lui aussi pollué par cet hédonisme inconscient amené à devenir la grande maladie de l’occident. Revenu de l’armée, cet homme joua au poker , oubliant dans les excitations éphémères ses responsabilités de père. Cette inconséquence ne l’empêcha pas d’imposer au jeune Jimi une éducation des plus stricte, comme si sa dureté soignait une conscience blessée par ses dérives d’addict aux jeux. Malheureusement pour lui , cet enfant qu’il vit comme la seule partie de sa vie qu’il put contrôler a hérité de l’insoumission de sa mère.

Timide et bégayant, le futur roi de l’Electric ladyland n’en demeura pas moins un esprit libre aux rêves nourris par la littérature de science-fiction. Vint ensuite la fabuleuse révélation du rhythm n blues,  du jazz et du rock n roll. Dans l’initiation musicale de Jimi Hendrix, la classe cuivrée des contemporains du modern jazz quartet fut aussi importante que la révolte électrique d’Elvis. C’est pourtant cette révolte qui l’obséda, au point de reproduire les classiques du rhythm n blues sur un élastique tendu sur une boite de cigare. Il est bien connu que l’absence crée le désir et, lorsque son père daigna enfin lui offrir sa première guitare, le jeune homme ne la quitta plus. Le talent inné n’existe pas, même les meilleures prédispositions ne s’épanouissent qu’à force de travail acharné. Alors Hendrix travailla des heures durant, s’acharna à copier la fureur électrique de ce roi qu’il vit sur scène en 1957. Si il ne rencontra jamais le monarque Elvis , Hendrix croisa la route de son dauphin Little Richard. Vinrent ensuite les nuits passées dans les clubs de jazz et de rhythm n blues , les premiers concerts de rock , les premières conquêtes et les premiers faits d’armes. L’enfant voodoo était insensible à toutes les lois , la vie fut pour lui un jeu sans règle. Ce qu’il vécut, c’était le rêve incarné par James Dean et Marlon Brando , la folie d’une jeunesse prenant le pouvoir.

Mais une vie sans repaires est impossible, même le plus hédoniste des hommes ne peut rester une bête soumise à des pulsions sans bornes. La limite mise à Hendrix fut l’armée , où il entra quelques mois après son modèle Elvis. A l’heure où ses confrères rêvèrent de retrouver ce qu’ils laissèrent chez eux, Hendrix ne quitta jamais la vision rêveuse du monde que lui légua la science-fiction . Dormant en enlaçant sa précieuse guitare telle une amante adorée , il profita d’un saut en parachute pour s’imprégner du son du vent. Il se mit alors au défi de reproduire un jour cette sonorité fascinante , ce qu’il fit sur l’introduction de l’inoubliable Electric ladyland et quelques autres monuments hypnotiques. Entre temps, un autre vent guida ses pas, celui d’une époque où la splendeur du jazz côtoyait la violence d’un nouveau blues. Au carrefour de la douce virtuosité du jazz et des assauts primaires du boogie blues , le jeu du futur leader de l’Experience fut largement façonné par cette musique entendue durant ses permissions. A une autre époque, il aurait bien pu devenir jazzman, tant il imita les grands saxophonistes de son époque.

Hendrix devint si grand, presque trop grand pour le rhythm n blues qu’il servit comme musicien de studio. Ce petit travail eut au moins le mérite de lui faire rencontrer Little Richard une seconde fois. Embauché dans le groupe de l’auteur de Tutti frutti , le jeune musicien créa son style en s’inspirant du look de ce dandy se faisant vite jeter de son premier grand groupe. Little Richard justifia cette éviction en affirmant que le guitariste arrivait toujours en retard. Quand la légende est plus belle que la réalité, il faut toujours écrire la légende, c’est pourquoi nous accorderons ici plus de crédit à la version du guitariste qu’à celle de l’illustre chanteur. Ayant trouvé son lumineux costume de virtuose hypnotique, Hendrix joua alors avec une énergie flamboyante faisant de l’ombre à un chanteur dépassé. La révolution finit toujours par manger ses enfants , Little Richard faisait partie désormais de cette noblesse à abattre. Il lui fallait donc tuer cette rébellion avant qu’elle ne le tue , prouvant ainsi qu’en chaque révolté sommeil un despote. Malheureusement pour lui, Jimi continuait d’avancer avec la tranquillité de ceux qui ont trouvé leur voie. Comme le disait Nietzsche , ce genre d’homme ne marche pas , il danse en slalomant entre les obstacles avec une facilité gracieuse. Attiré vers ses pères spirituels comme si il s’agissait d’aïeux oubliés, l’enfant voodoo peaufina son jeu auprès de Muddy Waters et Albert King.

Le costume d’accompagnateur devint ensuite trop petit pour lui, ce qui le poussa à créer ses premières formations. Randy California fut un des premiers à servir ce nouveau guide, forgeant ainsi un jeu aérien qui fit la grandeur du groupe Spirit. De disciple, le grand Jimi devint ainsi maître, il ne cessa pourtant jamais d’absorber toute la beauté qui l’entourait. Il y’eut surtout cet album qui venait de sortir , Highway 61 revisited , le disque qui greffa un cerveau au rock n roll. Hendrix prit un acide , mit le disque , avant de laisser l’union de son trip et de cette poésie surréaliste lui dévoiler la forme de ce qui devint son œuvre. Tout s’accéléra ensuite , la crème de la musique moderne se pressant à ses concerts spectaculaires. Traumatisé par ce qu’il vit , le grand Miles électrifia son jazz sur des albums aussi essentiels que Filles de Killimanjaro et Bitches brew , Mike Bloomfield voulut arrêter la guitare durant un an , avant que le 45 tours Hey Joe ne devienne un tube. Le Jimi Hendrix Experience venait alors de naître de la rencontre entre Hendrix , Mitch Michelle et Noel Redding. Toujours à l’affut de faire valoir , le clown Hallyday présenta le phénomène à son triste public , qui se contenta alors de l’insulter. Certains falsificateurs de l’histoire prétendent que sa légende commença grâce à ce comique belge, elle naquit en réalité quelques jours plus tard en Angleterre. C’était avant l’ère d’internet, à une époque où même le plus grand musicien américain pouvait demeurer inconnu sur le vieux continent. Le manager d’Hendrix appliqua la technique de nombre de jeunes loups ambitieux : Imposer son poulain en première partie d’un artiste en pleine gloire dans l’espoir qu’il lui vole la vedette. Véritable inventeur de la guitare rock soliste , Eric Clapton révolutionnait alors le blues grâce à une agilité qui lui valut le surnom ironique de Slowhand. En centrant un de ses plus grands albums (Beano) sur son jeu, les Bluesbreakers posèrent les bases de ce qui devint le hard blues. Trop obsédé par son héritage pour vraiment le révolutionner , Eric Clapton n’avait pas le génie libertaire qu’Hendrix apprit du jazz. Fort de ce bagage, l’enfant voodoo étira et raccourcit ses notes, tel le grand Miles adaptant son souffle au swing nerveux de John Coltrane.

Le jeune prodige ne se contentait pas de jouer les notes , il en façonnait le son à grands coups de distorsions agressives ou majestueuses. Foxy Lady et Manic depression redéfinissaient le boogie , Hey Joe soumettait le vieux blues à l’agressivité hypnotique de son psychédélisme , puis vint Purple haze. En reproduisant le son du vent entendu durant son service militaire , Hendrix créa une tornade dont le souffle secoua le monde durant plusieurs décennies. De Led Zeppelin à Uriah Heep , en passant par Deep purple et Rainbow , tous sont nés grâce au tonnerre de ce nuage orageux. Devenu pâle comme la faïence, Clapton fut retrouvé sanglotant dans les loges, où il reprocha à son manager de ne pas lui avoir dit « qu’il était aussi bon ». La correction  fut si violente que celui que l’on surnommait jusque-là God songea à abandonner la guitare. Il ne le fit heureusement pas , préférant faire de son groupe Cream le prolongement de cet écho révolutionnaire. Vint ensuite le premier album de l’Experience , Are you experienced , disque le plus révolutionnaire mais le moins abouti de son auteur. Dotés d’une production plus soignée , Axis bold as love et Electric ladyland s’affirment comme les véritables monuments de ce père des guitar hero. Ce dernier représente la quintessence de ce que fut Hendrix , c’est-à-dire l’incarnation du génie musical de son époque . Avec ses deux mercenaires, il accomplit l’exploit d’unir la puissance bluesy des Bluesbreakers , le génie avant-gardiste des Beatles et la profondeur poétique de la poésie Dylanienne, le tout avec une virtuosité saluant la grandeur des géants du jazz. Hendrix fut de cette catégorie d’artistes aujourd’hui disparue qui prenait ses risques , de celle dont l’égo n’était pas atrophié au point de refuser de jouer librement.

Certains soirs , la magie ne prit pas , les chorus cosmiques viraient au crash stratosphérique , sa guitare perdait le rythme ou ne trouvait plus sa légendaire fluidité cosmique. Le jour de Woodstock néanmoins, cette magie prit au-delà de toutes les espérances. Affublé d’une veste à franges bleues, ce Cherokee du cosmos incarna tout le spectaculaire génie d’une époque où le mojo pyrotechnique des Who répondait au lyrisme spectaculaire de Janis Joplin, portant ainsi au sommet la gloire de ce nouveau blues que fut le rock n roll. Brûlant sa guitare ou la jouant portée derrière son dos , il inventait les images qui sont encore placardées dans nombre de magazines telles des icônes religieuses. Et le monde attendit la chute de ce titan , ultime chapitre de toute légende historique. Si cette pression dopa la puissance créatrice de l’auteur d’Electric ladyland , elle finit vite par le détruire. Dans les magazines , ses exploits comme ses échecs furent racontés dans les moindres détails, chaque fin désespérée déclenchant un déluge de prédictions apocalyptiques. Comme Janis Joplin , Hendrix trouva refuge dans la drogue , sa perte de contrôle psychique coïncidant ainsi avec un début de perte de contrôle artistique. Ayant perdu son procès contre un manager bien décidé à rentabiliser sa légende jusqu’au bout , Hendrix fut forcé de publier les concerts effectués avec son nouveau groupe. Injustement décrié et jugé comme l’infâme témoin du triomphe du commerce sur l’artiste, Band of gypsys crée une fièvre hard funk que des groupes tels que Led Zeppelin et Deep Purple ne tardèrent pas à contracter. Lassé du grand cirque rock n roll, le guitariste se livra de moins en moins à ces gimmicks spectaculaires qui le rendirent célèbre.

Se focalisant désormais sur la musique, l’enfant voodoo rêvait d’une collaboration avec Miles Davis qui n’eut finalement jamais lieu. Déjà esquissé sur le disque Fille de Killimanjaro , le grand Miles annonçait lui aussi un virage funk qui culmina sur des disques tels que On the corner et Dark magus. Malheureusement, agité par une pression que peu de musiciens eurent à subir , le guitariste de l’Experience but plus que de raison. Ne trouvant toujours pas le sommeil , il ingurgita ensuite une quantité impressionnante de somnifères. Le trop plein d’alcool fit alors monter dans sa gorge un flot vomitif que son anesthésie rendit incapable de rejeter. Etouffé par ce flux immonde, le plus grand musicien de son époque mourut comme le dernier des clochard Californien. Tous pleurèrent cette fin tragique , qui grava définitivement la légende hendrixienne dans le marbre. Caricaturé et exploité jusqu’à la mort avant d’être libéré par l’anesthésie meurtrière de l’eau de feu, ce descendant de Cherokee fut finalement torturé par le même monstre froid qui tua ses ancêtres. Ce monstre , c’était la violence et la vulgarité corruptrice du capitalisme américain. Prouvant qu’il n’avait de respect ni pour les morts ni pour leurs œuvres , celui-ci accomplit aujourd’hui le prodige honteux de rendre Hendrix plus productif post mortem qu’il ne l’était de son vivant. Le plus bel hommage que l’on puisse aujourd’hui rendre à cet immortel virtuose , c’est d’écouter les quatre monuments qu’il publia de son vivant et rejeter ces impostures que le commerce fait passer pour des découvertes historiques.

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