Big Big Train : Grand tour

L’histoire du rock progressif est d’abord celle d’un long voyage. Enivrés par la grandeur de leur musique, les rockers progressifs cherchèrent vite à écrire des textes plus ambitieux que les éternels allusions graveleuses et bluettes sentimentales du rock grand public. King Crimson inventa un univers fantastique, des décors jazz rock où brillait son inquiétude face à une modernité de plus en plus folle. Genesis préféra aborder des contrées plus accueillantes, un glorieux personnage à tête de renard lui ouvrant les portes d’un univers à mi chemin entre les forêts de Tolkien et la beauté médiévale des légendes Arthuriennes. Gentle Giant explora des terres assez proches du royaume de Peter Gabriel, monde merveilleux où d’immenses pieuvres côtoyaient de grands hommes dignes des contes des frères Grimm. Ainsi naquit une nouvelle race de poètes, musiciens rêveurs dont la beauté épique des mélodies soulignait la musicalité des mots.

A côté de cette grandiose dynastie, d’autres explorateurs préférèrent voguer sur les eaux agitées par les tourments de l’âme humaine. Il y eut bien sur Pink floyd , dont la « face cachée de la lune » décrit les angoisses subies par l’homme jusqu’à son trépas. La musique spatiale donne l’impression d’entendre les avertissements d’une conscience supérieure. Dark side of the moon fustige la puissance pernicieuse du dieu argent, parle de la peur de mourir sans avoir assez vécu et crée un mysticisme sans dogme. Plus sombre que ces contrées lunaires, la galaxie explorée par Van Der Graaf Generator est un étouffant mouroir fait des pires blessures de l’homme. Pink Floyd et Van Der Graaf Generator créèrent ainsi une nouvelle science musicale, sorte de psychanalyse universelle dessinant le profil de la personnalité humaine. Après Dark side of the moon et Godbluff , il y eut In absencia et Hand cannot earase.

Représenté par Yes , un troisième navire progressif préféra les voyages bucoliques et champêtres. Le groupe de Jon Anderson produisit ainsi un rock symphonique célébrant la nature et avide de grandes méditations spirituelles. Ces explorations furent ensuite reprises par Roine Stolt et ses divers projets.

On peut déduire de ces trois factions d’aventuriers du son que le voyage est autant une source d’évasion qu’une façon de mieux aimer et comprendre sa propre culture. Le rock progressif est donc la musique ayant le mieux compris que l’homme ne progresse que grâce aux enseignements de ses ancêtres. Après avoir salué la bravoure des aviateurs de la royal air force, après avoir plongé ses mélodies dans les décors baroques du Moyen âge, Big big train explore ici l’histoire du génie humain. Cette histoire commence par le départ d’explorateurs avides de découvertes. Novum Organum s’ouvre sur un clavier que n’aurait pas renié Marillion, avant que piano et synthétiseurs n’initient une mélodie douce comme le léger courant de la mer Méditerranée. Au cours de ce voyage, les explorateurs découvrent d’autres cultures, des mœurs et des œuvres différentes des leurs.

Cette rencontre leur donne d’avantage conscience d’être le fruit d’une histoire, les bénéficiaires d’un legs à la valeur inestimable. Cette conscience leur permet également d’être plus sensibles aux grandes œuvres des peuples qu’ils rencontrent. Pleinement conscients de ce qu’ils sont et admiratifs de l’ingéniosité qu’ils découvrent chez les inconnus qu’ils rencontrent, les explorateurs se sentent incroyablement vivants. Alive exprime cette euphorie sur un feu d’artifice symphonique très genesien , explosion éblouissante culminant sur des chœurs rêveurs. Pendant que ces hommes voyagent pour faire avancer le savoir de leur civilisation, d’autres s’appliquent à améliorer sa technique et à immortaliser sa grandeur. Sur un air folk baroque, The florentine rend hommage à Leonard De Vinci et à sa « belle âme ». Les violons transforment vite la sobriété folk de l’introduction en fresque symphonique rock. Le comble du sublime est atteint lorsqu’un riff épique répond aux roucoulements de ceux qu’Andrés Suarez nommait les « roi du chant » (les violons). L’hommage au créateur de la Joconde ouvre ainsi la voie à une grande célébration de l’intelligence humaine.

La fresque Roman Stone salut l’antique grandeur d’une ville qui fut à l’empire romain ce qu’Athènes fut à l’empire grec, le symbole d’une civilisation ayant atteint le summum de sa grandeur. Des cuivres martiaux rendent hommage à cette capitale de l’humanité, un mélange de douceur pop et d’intensité symphonique mettent en musique l’histoire de ces « pierres romaines ». Un instrumental grandiloquent évoque ensuite la grandeur du Pantheon romain , monument ayant survécu aux turpitudes de l’histoire. Une flute digne de Ian Anderson symbolise la grandeur mystique de ce temple qui servit à célébrer le polythéisme romain, avant d’être récupéré par les chrétiens. Plus proche du space rock dans ses envolées synthétiques, Pantheon n’en culmine pas moins dans des éruptions cuivrées saluant la beauté intemporelle d’un monument qui connut plusieurs époques.       

Le Pantheon sert ici de transition entre la culture païenne des romains et le monde chrétien. Theodora in green and gold nous transporte ainsi dans les basiliques de Ravenne, tisse une fresque digne de celles qui ornent les plus beaux monuments de la ville. Le piano a la solennité d’un orgue d’église, le chant salue les âmes de ceux qui érigèrent ces grands temples. Le voyage culmine sur Ariel, déluge épique représentant ces tempêtes qui sont le cauchemars de tout marin. La voix et une basse solennelle se lèvent tel un vent menaçant, un crescendo lyrique nous met dans la peau d’un navigateur subissant la violence effrayante des éléments déchainés. L’auditeur admire le mouvement de cette mer virtuose avec la fascination du naufragé accroché à sa planche, en se disant que la nature est si belle que périr sous son courroux est presque un honneur.

Voyager et Homesong referment ce grand tour sur une grandiloquence plus nostalgique, blues du voyageur forcé de retrouver un quotidien moins exaltant. Grand tour est une œuvre comme seuls les rockers anglais savent en produire. Epique et riche, ce disque est celui d’un groupe qui symbolise encore la grandeur du rock anglais, comme si le fait de s’éloigner des rives de son Albion avait renforcé l’amour de Big big train pour la musique de son pays.      

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