Kurt Cobain : Le symbole des tourments de la jeunesse moderne

Impossible de parler de Nirvana sans s’attarder sur le personnage de Kurt Cobain, le dernier héros populaire du rock. Expliquer un tel phénomène, c’est se replonger dans une époque dont les turpitudes annoncèrent la nôtre. Cobain grandit durant les années 80, décennie maudite où un libéralisme barbare détruisit progressivement la beauté et la sagesse léguées par les temps passés. Le fédéralisme annonçait la fin définitive de tout conflit armé, le capitalisme la disparition de la faim en occident, le libéralisme l’éradication de l’ennui et du mal être. Remplir les ventres et vider les têtes, voilà les deux missions que se donna le capitalisme moderne. Finies les grandes idées et les œuvres ambitieuses, le citoyen ne sera désormais plus qu’un consommateur et l’artiste un employé. Cette mainmise du commerce sur l’art , cette réduction du créateur au rang d’animal de foire , Cobain la combattit autant qu’il put. Avant cette lutte, l’ange blond dut mener un autre combat, celui de l’enfant déboussolé par la séparation de ses parents. Alors qu’il fut jusque-là un garçon rieur et espiègle, le pauvre garçon se fit réservé et râleur. Nous mesurerons peut être un jour les dégâts causés par la banalisation du divorce et l’éclatement de la sphère familiale. Le plus souvent , les familles recomposées ne sont plus vraiment des familles , quelque chose s’est brisé dans cet éclatement du foyer familial. Fut une époque , lorsque l’espèce humaine n’avait pas encore comme seul horizon de jouir sans entrave où les devoirs parentaux maintenaient ensemble deux êtres ne s’aimant pourtant plus.

Ceux-là comprirent que , en prenant la décision de donner la vie , ils mettaient la leur au second plan. Leurs existences s’incarnaient désormais dans ce nouveau-né, auquel ils devraient toujours amour et protection. Il fut un temps où l’expression « faire sa vie » voulait encore dire quelque chose, où la parenté était une mission sacrée et le divorce un acte grave, que l’on ne commettait que dans les cas extrêmes. Les seules personnes que la généralisation du divorces rendirent heureux , ce sont ces hordes d’avocats s’enrichissant grâce à l’irresponsabilité de parents immatures. Je ne connais pas un homme qui, ayant vu ses parents se séparer alors qu’il n’était qu’enfant ou adolescent, n’en ait gardé quelques névroses douloureuses. Le mal qui forgea en grande partie la noirceur de l’œuvre de Kurt Cobain fut celui de milliers de victimes indirectes de l’hédonisme moderne. Là se situe sans doute une partie du secret de la fascination qu’il exerce, ses maux sont ceux de sa génération et de celles qui suivirent. De sa période heureuse, Cobain garda une fascination pour les Beatles qui forgea ce génie pop qui fut également sa malédiction. Et puis il y’eut également le heavy blues d’Aerosmith , Led Zeppelin et Black Sabbath , fièvre populaire que Cobain se mit à haïr lorsqu’elle fut défendue par les Guns N’ roses.

Rêvant de devenir le nouveau John Lennon mais ne supportant pas le cirque du show business , avant de cracher sur des groupes ayant les mêmes influences que lui , Cobain fut sans cesse torturé par ses contradictions. Cette hypocrisie , il la partageait avec une nouvelle génération de punks rêvant de prendre le pouvoir tout en crachant sur toute forme de popularité. Des Melvins aux Pixies en passant par les Meat puppets , tous rêvaient d’atteindre la gloire en convertissant le monde au culte de la sauvagerie stoogienne. Après avoir calmé sa rage dans le chaos sonore d’un premier groupe nommé Fecal matter , Cobain forma Nirvana avec Chris Nosovelic et le batteur Dale Grover des Meat Puppets. Leur première cassette tomba entre les mains des créateurs de Sub pop , petit label indépendant promis à un grand avenir. Bleach fut un premier essai comme on en fait peu , une véritable déclaration de guerre contre le ronron mielleux d’une pop d’eunuque. A l’époque des grandes productions soignées et autres traces pompeuses d’une grandiloquence stérile, Nirvana livrait un disque au son sale et à l’ambiance lourde comme un ciel d’orage. Suffoquant sous le poids de ses passions tristes , Cobain y hurlait la haine du monde et crachait sur une Amérique profonde qu’il provoquait en s’inventant une bisexualité fantasmée. Mais , derrière le rideau poisseux de cette haine tonitruante se cachait quelques perles brillant tels des diamants sur un tas de fumier. Ces diamants se nommèrent About a girl et Love buzz , premiers nés d’une série de tubes décrassant les oreilles souillées par des litres de guimauve musicale. Courtisé par quelques grands labels , Nirvana finit par rejoindre Geffen pour suivre le groupe Sonic Youth.

C’est également à cette époque que le groupe recruta Dave Grohl , celui dont la frappe bestiale donna toute sa dimension aux dantesques tourments de Kurt Cobain. Passant sans cesse de l’apathie à la rébellion , en passant par la haine de soi , Cobain immortalisa en musique les douleurs pathétiques d’une génération qui a tant qu’elle ne se contente plus de rien. Ainsi naquit Nevermind, l’album d’une jeunesse commençant à s’embourber dans un misérabilisme où elle ne fera que s’enfoncer. « Je voulais à la fois faire du Led Zeppelin , du punk rock totalement extrême et la pop la plus niaise. » Et il y’a bien un peu de tout ça dans Nevermind, le chaos électrique de Breed faisant suite au formidable riff de Smell like teen spirit et au refrain inoubliable de Come as you are. C’est le chef d’œuvre d’un homme incapable de savoir ce qu’il veut, la haine conquérante d’un martyr totalement possédé par ses démons. Nevermind atteignit un succès tel que ses ventes dépassèrent celles de Michael Jackson au sommet de sa gloire. La hargne de Nirvana devint ainsi rentable , populaire , donc institutionnalisée. Les tee shirts et les pin’s commencèrent à circuler , des posters furent placardés dans les chambres de milliers d’ados paumés. Cobain devint ce qu’il avait toujours détesté , c’est-à-dire un bon petit salarié de l’industrie du disque. Dans le même temps, il rencontra Courtney Love , celle dont les tourments entretinrent les siens dans une sombre symbiose toxique. Toujours prêts à bondir sur les idoles blessées , les torchons people firent leurs choux gras des déboires de ces Sid et Nancy modernes. Nous nous abstiendrons ici de rouvrir le débat puant sur la nocivité de Courtney Love , les rapports humains sont trop complexes pour entrer dans le moule d’une analyse manichéenne.

Il faudrait toujours clore ce genre de sujet par ce précepte Nietzscheen qui veut que «  tout ce qui est fait par amour l’est par-delà le bien et le mal ». Au-delà le bien et le mal l’addiction commune à l’héroïne, au-delà le bien et le mal les turpitudes d’un couple uni par ses souffrances. Kurt Cobain fut un mythe , le genre de mythe échappant à la règle commune. Cet homme devint roi , porte-parole de la génération X fut son titre, le succès devint sa couronne d’épine. Alors il se battit pour se libérer de sa cage dorée , déformant ses tubes lors de prestations chaotiques. Rebelle schizophrène , le chanteur ne put s’empêcher d’écraser la concurrence lors de l’historique concert de Reading. C’est que l’homme ne cherchait pas à tuer son succès , mais à le réduire pour échapper au grand cirque médiatique. Beaucoup plus dur que son prédécesseur , In utero fut produit dans ce but. Malheureusement , aussi direct soit-il , In utero contenait encore des tubes s’imprimant dans les têtes telles de tristes idées dépressives. Croulant sous le poids de ce succès trop lourd à porter , le roi du grunge célébra sa fin de règne lors d’une poignante grand-messe télévisuelle. L’air grave , osant parfois quelques blagues pour masquer le délabrement de son moral en berne , Kurt Cobain devint le fils spirituel des vagabonds du blues et de la folk. En état de grâce , il s’appropria si bien The man who sold the word , que toute une jeunesse crut que ce titre était de lui. Si Nevermind fit de Cobain  un héros populaire , sa prestation au MTV unplugged l’imposa au panthéon des génies immortels. Les instruments sont des artifices faits pour limiter les efforts de l’interprète , les museler oblige le chanteur à s’impliquer beaucoup plus. La bête Dave Grohl troqua donc ses lourdes baguettes contre des balais doux comme des pattes de chat.

Devenu iconique , l’image du chanteur émacié dans un pull informe de zadiste devint aussi vénérable qu’une icône religieuse. Cobain ne fut pas le meilleur chanteur de grunge , il fut le seul à vomir une noirceur aussi éblouissante. Ses névroses psychosomatiques lui causèrent souvent de violentes douleurs ventrales , qui semblaient se déverser à travers ses cris vous arrachant le cœur. Le concert se conclut sur les lamentations de « When did you sleep last night » , cri bouleversant d’un jeune loup blessé. Le show business le tenait , le piège était bien tendu et il ne pourrait y échapper. La souffrance morale est une douleur qu’il faut apprendre à gérer seul, le monde est trop occupé pour vous relever lorsque vous êtes à terre. Puis il y’avait ce maudit talent , source dorée que tous voulurent vider jusqu’à la dernière goutte. Du public toujours plus nombreux à des musiciens incapables d’atteindre les mêmes sommets sans lui, de la cupidité des producteurs à la veulerie des journalistes, tous creusaient la tombe de celui qu’ils admiraient. Mais les intérêts sont toujours plus forts que les sentiments , ce qui poussa Nirvana à reprendre la route quelques semaines après la première tentative de suicide de son chanteur.

Placé ensuite en cure de désintoxication , il s’échappa de l’hôpital pour s’enfermer dans une cabane isolée. Là , il pointa le canon d’une carabine dans sa bouche ouverte , avant de faire sauter l’amont de douleur que devint son cerveau. « Après toutes ces années , je ne ressens plus la même sensation à écouter et à créer de la musique . Je me sens coupable au-delà des mots pour tout ça . Il est clair que je ne peux pas vous mentir , à aucun d’entre vous. Le pire des crimes que je puisse imaginer serait d’abuser les gens en faisant semblant d’y prendre plaisir. Je suis quelqu’un de trop instable et ne ressens plus de passion , alors , souvenez-vous , il vaut mieux brûler que s’évaporer. » Ainsi se termine la légende de Kurt Cobain sur un refrain de Neil Young. Cette histoire , c’est celle d’un homme ayant mené une bataille qu’il savait perdu d’avance . Cette bataille , ce fut celle de la liberté artistique contre les lois absurdes du show business . Avec le succès de Nevermind , la musique de Nirvana risquait de devenir un produit. Cobain ne voulut être pareil à ces musiciens enfilant leurs tenues de scène comme leurs pères enfilaient leurs bleus de travail. Mais la liberté que connurent John Lennon et autres Jimmy Page semblait désormais impossible. Pour combler ses pertes , l’industrie du disque imposa ses normes aux artistes réduits aux rangs de salariés. Dans ce contexte , le créateur honnête et l’homme libre n’eurent le choix qu’entre la compromission et la mort sociale ou physique. Cobain avait choisi , donnant ainsi au live MTV unplugged un écho d’une grandiose noirceur.   

Laisser un commentaire