David Bowie : l’étoile filante

Et l’Angleterre découvrit Bowie , alien proto punk jouant un rock nerveux et mélodieux. En ces débuts de l’ère télévisuelle, les familles remplacèrent la solennités des diners familiaux par le rite presque religieux des regroupements devant l’écran adoré. « Ce siècle distinguera deux types d’hommes , ceux formés par la télévision et ceux formés par la littérature. » Ernst Junger. La télévision anglaise des années 70 n’était heureusement pas la télévision française des années 2000. Une émission surtout attirait tous les regards, tout un peuple y découvrant la nouvelle expression de son génie. Top of the pop était alors ce que fut la radio auparavant , un passage obligé pour tout groupe rêvant de gloire mondiale. Au rayon des dandys électriques, l’émission avait déjà promu Marc Bolan, dont le titre Ride a white swan marquait l’avènement d’une musique aussi sulfureuse que séduisante. Puis il y’eut l’album Electric warrior, premier chef d’œuvre d’un mouvement venu consoler les britanniques de la séparation des Beatles. Bolan et Bowie se connaissaient bien, mais le second supportait de moins en moins d’être le suiveur du premier. Jusqu’à son passage à top of the pop , chaque création de Bowie semblait répondre aux succès de Marc Bolan. La course commença pourtant bien pour le futur Ziggy Stardust , qui imposa un hymne inspiré par Kubrick comme bande son du premier pas de l’homme sur la lune. Space oddity était un tube d’un autre temps , l’hymne d’un mood pas encore sorti du nuage psychédélique des sixties. Ce nuage, Bolan le déchira à grands coups de rythm n blues turbulent, mélant ainsi la fougue des premiers Stones à la poésie surréaliste des récits de Lewis Caroll.

Pendant que Bolan fit swinguer le pays des merveilles , Bowie chercha sa voie entre le passé et l’avenir, entre la douceur de la folk , l’ivresse du psychédélisme et la violence du hard rock. Voilà donc ce que représentait le duo Bolan/Bowie , les deux faces de cette rutilante pièce qu’est la pop anglaise. Le premier, sorte de Dylan Thomas moderne, entrait dans la grande famille des poètes diffusant leur prose grâce à la popularité du rock. Sans doute est-ce pour cela que, passé l’éblouissante surprise de disques aussi essentiels que Electric warrior et The slider , le Rimbaud du rythm n blues ne put que se caricaturer. Bowie se produisit à top of the pop en 1972, l’année où son rival sortit son ultime chef d’œuvre. Ainsi naquit le nouvel héritier du génie mélodique anglais, un alchimiste des mélodies comme seul ce pays sait en produire. Ziggy Stardust fut une chimère magnifique, l’union du lyrisme d’un Jacques Brel et de l’énergie d’un Chuck Berry , de la grâce et de la légèreté. Pour faire entendre une telle beauté à l’heure du heavy blues , Mick Ronson lançait ses ogives électriques sur le mur chatoyant de ce rock pailleté. Jeff Beck lui-même n’aurait pas renié la puissance virtuose de ce jeune prodige, il croisa d’ailleurs le fer avec son disciple lors du dernier concert des spiders from mars. La dernière prestation de Ziggy Stardust devint ainsi un événement aussi traumatisant que la fin brutale du groupe de Paul McCartney, il fallait néanmoins que Ziggy meure pour que Bowie naisse.

« Ceci sera le dernier concert que nous feront » annonça t-il dans un déluge de hurlements de tristesse. La fin fut pourtant écrite dès les premières heures de cette tragique histoire, lorsque Ziggy chantait « when the kids has killed the man I have to break up the band. » Si Bowie inventa Ziggy , ce fut aussi pour se préserver de la maladie terrible qui tortura son frère. La schizophrénie fut comme une épée de Damoclès planant au-dessus de sa tête , une malédiction qu’il fuyait à travers les rôles qu’il se donnait. Singer la folie pour mieux la repousser, voilà la philosophie qui guida les premiers pas d’artiste du roi David. Mais le public tentait de l’enfermer dans cette aliénation artificielle, voulait que l’homme se laisse dévorer par son personnage. Si elle fut brutale, la déclaration de l’Hammersmith Odeon tenait plus de l’annonce que de la rupture soudaine. Après The rise and fall of Ziggy Stardust and the stardust from mars vinrent Aladdin Sane et Diamond dogs , deux albums bien imprégnés de la classe pailleté de l’alien androgyne. La mue se fit progressivement, la nouvelle idôle s’imprégnant des rythmes funky des boites où il passait ses nuits cocaïnées. Mélange de groove aseptisé et de paranoïa narcotique, le tube Fame fit naitre le personnage du fin duc blanc et sa plastic soul. Au fond, le chanteur continuait de marier les rythmes américains à l’inventivité mélodique anglaise, les transes festives de James Brown prirent simplement la place autrefois réservée au swing direct de Chuck Berry.

A mi chemin entre l’énergie sensuelle du funk et les froides expérimentations allemandes , Station to station fut l’ultime chef d’œuvre de ce duc déboussolé. Car les nuits sans sommeil et les repas faméliques affaiblissaient son corps et agitaient son esprit. « Fame let it loose hard to swallow » chantait-il. Nul ne sort indemne d’une telle adulation, aucun homme n’est fait pour être adulé comme un dieu. Alors il tenta de dégoûter ses ouailles, se fit démon pour se libérer des fous du dieu qu’il était devenu. Son train arriva en gare de Londres, des dizaines de journalistes et photographes vinrent fêter le retour de l’enfant prodigue, qui leur répondit par un salut de petit peintre allemand. Loin de diminuer l’agitation qui l’entourait, cette provocation ne fit que la décupler. Pour échapper un peu à cette folie médiatique, le chanteur déboussolé vint au secours d’un Iggy Pop détruit par le naufrage des Stooges. A l’heure où les enfants agités du punk commencèrent à revendiquer son héritage , Iggy eut la mauvaise idée de se laisser embarquer dans les sombres expérimentations de son sauveur visionnaire. Le duo avait alors découvert la beauté de la capitale allemande , s’était imprégné de la modernité de la musique diffusé dans ses boîtes de nuit. Le résultat fut The idiot , funk robotique froide comme le décor de la très moderne Berlin ouest. L’échec commercial fut cuisant et obligea le duo à se rabattre sur une musique plus percutante.

Lust for life avait tout pour réussir , à commencer par un morceau titre s’inscrivant dans la droite lignée de Blank generation, Sex drug and rock n roll et autres hymnes de la génération no future. Ce maudit iguane faisait partie de ces hommes transformant tout triomphe en débâcle, mais des débâcles si glorieuses qu’elles valaient bien des consécrations. Fasciné par les débuts de l’électro allemande , Bowie radicalisa l’expérience The idiot sur sa fameuse trilogie berlinoise. Parfait opposé du héros maudit qu’il soutenait, il parvenait à faire des tubes avec l’austère matière sonore inventée par les explorateurs de Tangerine dream. Il devint ainsi un explorateur voyageant sur les territoires les plus inexplorés de l’avant-garde , avant de rendre leurs beautés accessibles au plus grand nombre. « Heroes » , « Be my wife » , « Speed of life » , tous ces tubes inventèrent un modernisme que la new wave ne put ensuite que caricaturer. Salué par la critique, le fin duc blanc vécut alors un enfer immortalisé par les caméras du film « the man who felt to earth ». Dans ce long métrage , Bowie ne joue pas , il a réellement la sensation d’être cet alien perdu sur la terre. Il sortit finalement de cet enfer, pour incarner le précepte Nietzscheen qui veut que « la souffrance est un poison pour les faibles et un fortifiant pour les forts ». Redonnant au funk une certaine chaleur et à sa pop une irrésistible gaieté, l’auteur de Young americans réalisa ainsi le hold up le plus spectaculaire des lamentables eighties. Joyeuse suite d’hymnes de foire, Let’s dance suit les standards de production de son époque avec une application qui le rend inécoutable aujourd’hui. Suivirent quelques disques insipides , tristes étrons nerveux d’un homme craignant de perdre une popularité signant la fin de son âge d’or artistique.

Let’s dance , Tonight et Never let me down formèrent une funeste trilogie , celle qui vit un des plus grands génies musicaux de son temps s’abaisser au niveau des pires bousiers de la pop mercantile. Pour se laver de cette guimauve infâme, l’homme revint au rock dur en fondant le groupe Tin machine. Si celui-ci n’eut rien de transcendant , il eut au moins le mérite de redonner à son auteur le goût de l’inspiration libre et de la création libérée des préoccupations commerciales.  Si ils ne valent pas les chefs-d’œuvre précédents, des disques tels que Outside , Black tie white noise et Heaten , ont le mérite de redonner à l’auteur de Low son statut d’explorateur musical. Cette renaissance fut stoppée net par un malaise que le chanteur fit durant la triomphale tournée Reality. Suivi un silence de plusieurs années durant lequel celui dont la vie fut une perpétuelle fuite en avant commença à se souvenir de l’épopée de son existence. Atteint d’un cancer , le chanteur retrouva toute sa force créatrice pour sublimer le dernier grand combat de sa vie. Cette dernière lutte , Bowie dut la perdre , mais pas sans faire de cette fin l’apothéose de son grandiose parcours. Jazz électronique à la noirceur étouffante, drame musical d’une intensité étonnante, sublimation de la mort par la magie d’une modernité cuivrée, Blackstar dépassait largement le cadre étroit de la pop et du rock. C’était l’œuvre d’un homme ayant fait de sa vie un monument , le chef d’œuvre d’un mage ayant gommé les frontières entre le réel et la légende.            

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