Abdullah Ibrahim : a celebration

Comme toute intelligence trop élevée peut devenir un handicap social , l’occident finira par mourir d’un matérialisme devenu fanatique. Léon Bloy le vit venir dès le 19e siècle, lui qui comprit avant tout le monde que la révolution industrielle portait en elle le germe d’un nouveau dogme. Celui-ci , il le sentait , ne serait pas moins tyrannique ou meurtrier que ses prédécesseurs, son inquisition se nommait la misère. Pour elle, nul besoin de tribunaux moraux ou de juges, ses souffrances s’abattant telle la foudre sur les misérables. Comprenant bien vite que le dénuement serait le seul remède à la décadence morale de son pays , Bloy érigea un autel pour la misère et un pilori pour la bourgeoisie. Se faisant, il refusa de considérer la recherche de la richesse et du confort comme l’unique but acceptable. Il regardait ces femmes habillées de toilettes dont le prix eut sauvé des milliers de malheureux, ces hommes dilapidant dans les jeux des sommes que d’autres n’avaient pas pour se nourrir, avant de vomir sa prose éblouissante sur ce faste néfaste. Ne croyez pas que l’éradication de la misère de notre vieux continent au profit de la pauvreté lui donna tort. La pauvreté est privation du superflu, la misère est le manque du nécessaire. La mort du second au profit du premier changea la nature du mal des moins privilégiés, déclencha leur avilissement. Il serait également temps de faire comprendre que le Marxisme et le communisme qu’il engendra ne firent qu’accélérer la démystification du monde que le capital appelait de ses vœux.

A la splendeur des cathédrales succéda la laideur des usines, aux principes moraux des saints succéda la rage envieuse des ouvriers. Le voici le grand mal du pauvre, la jalousie vis-à-vis de ceux qui ont plus que lui. C’est que, en leur promettant de ne pas tomber trop bas, le communisme empêchât également les hommes de s’élever très haut. Cette leçon, le technocratisme moderne ne le comprit que trop bien, lui qui gonfle sans cesse le budget des aides sociales dans nombre de pays d’occident. L’esprit suivant fatalement les expériences du corps, l’âme de l’occident s’asséchât à mesure que ses plaisirs devinrent accessibles à tous. Hypnotisée par le culte de la jouissance immédiate et sans entraves, notre modernité représente le stade terminal de l’union du capitalisme roi et du communisme, instaurant ainsi la tyrannie du matérialisme. Le peuple ne rêve plus de grands récits mais écoute de petites histoires, ne se bat plus pour défendre sa culture ou son mode de vie mais pour garder son salaire, la vertu est devenue une honte et le vice une vertu. Un retour aux sources boueuses des vieux dogmes moisis ne pourrait pourtant qu’être mortifère. Si la religion doit sauver l’occident, ce n’est qu’en servant d’inspiration à ce mysticisme sans dogme qu’est l’art. Il faut donc retrouver les beautés de quelques rites païens, rendre les textes inaudibles et illisibles en en tirant quelques merveilles d’apostats. Et qu’importe si les créateurs de celles-ci croyaient vraiment ou non , pourvu que leurs créations soient assez vagues pour laisser notre esprit se ressourcer dans ce bain de dévotions brumeuses.

En musique , une terre symbolisa le retour de la ferveur spirituelle, cette terre fut l’Afrique. Des transes douloureuses du blues à l’énergie libératrice du rock n roll , de l’agitation physique de la funk aux harmonies Dantesque du gospel , une bonne part de la grandeur de la musique américaine vient de ces terres arides et agitées. Le mysticisme africain offrit à l’Amérique , donc à l’occident, une de ses dernières traces de grandeur féerique.

« Le merveilleux atteint l’œil . Qu’est-ce que le regard ? La pauvre aumône de l’homme à la nature. Souvent , personne ne considère ce qu’il a sous les yeux . Et la roue de l’actualité – bruit et laideur , chiffres et raisons – continue à tourner , écrasant des hommes ivres d’envie , farcis de projets , grimés de fard , fous de malheur , parfaitement aveugles. » Sylvain Tesson – Avec les fées.

Cette aumône de l’homme à la nature, les descendants des esclaves africains surent encore l’offrir , faisant ainsi du jazz une musique aussi grande que celle du vieux continent à l’heure de la renaissance. Il parait difficile de voir la beauté du monde lorsque, subissant l’autoritarisme de l’apartheid, votre vie est cloisonnée par les lois iniques d’un régime raciste. Mais, finalement , la beauté et les possibilités offertes par un environnement dépendent surtout du regard que nous portons sur lui. Le monde d’Adolphe Johann Brand comportait sa part d’obscurantisme, mais avait également gardé des traces de cette ferveur religieuse menacée par le matérialisme. C’est donc sous l’influence de sa grand-mère, pianiste à l’église locale, que Johann Brand prit ses premières leçons de piano. Dès ses quatorze ans, le pianiste entama une irrésistible ascension, qui le vit former ses premiers sextets , avant de graver ses premiers disques pour une entreprise africaine.Le vieux continent ayant toujours été friand de jazz , Dollar Brand ne tarda pas à y diffuser son swing africain.

C’est là qu’il rencontra Stan Getz et surtout Duke Ellington. Ce dernier reconnut en lui l’essence de ce qu’il défendait, l’origine de ce mélange d’énergie primaire et de raffinement qu’est le jazz. Comme le Duke , Dollar Brand était un amoureux des belles harmonies et des gracieuses mélodies, dont il défendit la grandeur éternelle en dirigeant plusieurs grands orchestres. C’est ainsi que, reproduisant ainsi symboliquement le voyage qui apporta le swing à l’Amérique , Ellington incita le voyageur africain à partir à la conquête du nouveau continent. Il rencontra ainsi la fine fleur de ce jazz dit libre , compara ses voyages à ceux de Gato Barbiery et découvrit la révolte Ornett Colemannienne de Don Cherry. Mais cette musique froide et prétentieuse ne le passionnât pas, son esprit et son art eurent besoin de nourritures plus spirituelles. Dollar Brand revint donc en Afrique, où il se rebaptisa Ibrahim Abdullah, trouvant ainsi dans la religion la transcendance que le jazz semblait abandonner au profit d’une virtuosité stérile. La conversion d’un artiste à une religion est souvent le symbole le plus anti cléricale qui soit, son esprit créatif ne pouvant s’empêcher de prolonger , réinventer ou même contredire son dogme. « Je salue ce que vous m’avez apporté mais cet apport ne me suffit pas » voilà le mot d’ordre de l’artiste dévot.

En se convertissant à l’islam , Ibrahim Abdullah créa un véritable soufisme musical , vida sa religion de son contenu politique pour n’en garder que la spiritualité. C’est cette spiritualité qui abreuve ce « A celebration » de son eau bénite. La vieillesse est l’âge spirituel par essence, celui où l’homme est partagé entre l’affection vis-à-vis de ce qu’il a vécu et l’espoir qu’il lui reste d’autres belles choses à vivre. C’est l’âge où , conscient que notre déclin physique et intellectuel est arrivé à un point de non retour , on ne peut que rêver d’une époque ou d’un au-delà plus joyeux que notre triste présent. C’est aussi l’âge du stoïcisme apaisé, le moment où l’on comprend que la vie n’est finalement pas si cruelle. L’autre vieillesse qu’Ibrahim célèbre ici, c’est celle du jazz, dont il explore tous les sommets mélodieux. Cette diversité de ton , le pianiste la doit d’abord à un doigté unique , parfaite synthèse entre l’énergie percutante d’un Thelonious Monk et la profondeur mélodique d’un Keith Jarett. Comme l’auteur du concert de Cologne , la musique d’Ibrahim est parfois faite d’inlassables répétitions mutant lentement au fil d’infimes variations. Même lors de ses plus belles heures , l’Hermite Jarett ne gravit que rarement des sommets dignes de Ancien cape ou The mountain , contrées somptueuses prolongeant les splendeurs américano européennes de son île aux trésors. Chez cet enfant de l’apartheid , la grandeur des musiques occidentales et africaines s’unissent telle la preuve la plus grandiose de la bêtise ségrégationniste.

Puis il y’a ces chants de vieux mage africain, fil rouge de l’album, prêches de shaman exprimant toute la beauté de la vie et le tragique de la mort. La modernité fait également une entrée remarquée , les intervention d’un DJ permettant à notre père plein de swing de donner une âme à la froideur de l’art urbain. A celebration est un voyage mystique et historique, une œuvre où les cuivres rappellent parfois les foisonnantes jungles Ellingtoniennes, les récitals inspirés de la vieille Europe, la grandiloquence des Big band et une virtuosité mélodieuse digne du bebop. Et les mélodies ressassent leurs motifs, se répètent jusqu’à s’emporter dans de grandes ascensions célestes. Seule la répétition permet la transcendance, seule la répétition permet l’ivresse de l’esprit et la perfection de l’acte , seule la répétition élève l’esprit de l’homme. Le changement est toujours un péril, une agitation, parfois une décadence. Malheur à l’âme qui ne parvient pas à fixer ses émotions et ses ambitions, malheur au corps incapable de se maitriser ou de se maintenir dans une certaine forme, la vie est plus une question de stabilité que d’agitation. C’est pourquoi, à une époque niant la vie au point de revendiquer le droit à la mort assistée, dans un monde où le seul sacré ayant survécu est celui du narcissisme individuel, un tel album s’impose comme un véritable oasis de grandeur et de sérénité. Car l’homme n’est pas que désir et jouissance, l’esprit est chez lui aussi important que le corps. Et c’est bien ce besoin de spiritualité qu’exprime A celebration.                  

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