John Mayall 1

Nous sommes sur une route , quelque part près du Delta du Mississipi. Robert Johnson ne sait pas ce qu’il fabrique sur ce carrefour, un instinct l’a mené là, ce genre d’instinct qui détruit une vie ou forge un destin. Il s’arrêta au milieu de ce carrefour avec sa guitare à la main, tel un mauvais troubadour chassé de sa ville. Il est vrai que notre homme n’a jusque-là pas fait d’étincelles, sa maladresse lui ayant valu le mépris de tous ceux qui l’écoutèrent. Les pochetrons le connaissant finirent par lui faire une réputation d’idiot du village, les barmen l’accueillaient froidement car ils savaient que son jeu cacophonique faisait fuir la clientèle. Un jour, un drôle de personnage, le genre d’ivrognes à moitié fou que l’on voit dans les films de science-fiction, vint lui donner un étrange conseil.

« Es-tu prêt à tout pour marquer l’histoire de la musique ? » lui demanda-t-il d’une voix grave de prophète sataniste.

« Je vendrais mon âme pour ça ! »

En entendant cette réponse de Robert, le vieil ivrogne eut un sourire narquois.

« Tu crois pas si bien dire gamin ! Alors pars vers le sud et arrête toi au premier carrefour. Un homme te demandera si tu es prêt à payer le prix. Il accordera ensuite ta guitare et tu verras la puissance de sa magie diabolique. »

Robert ne prit pas ces déclarations très au sérieux. Le blues était à l’époque considéré comme la musique du diable, les pasteurs ne cessant de le répéter à longueur de prêches. Il n’est donc pas étonnant que, après quelques verres, un pilier de comptoir vous annonce que la bête immonde faisait son petit commerce ésotérique à quelques pas de la capitale du blues. Mais cette nuit-là , Robert fut si désespéré qu’il décida de tenter le coup. Il atteignit le fameux carrefour, resta planté là quelques minutes, avant qu’une main froide ne lui secoue l’épaule.

« Es-tu prêt à payer le prix ? »

Robert Johnson se retourna, un homme qu’il n’avait pas entendu venir lui fit face, sa main tendue attendait la guitare de notre musicien en guise de consentement. Johnson s’exécuta et l’homme, dont le visage était caché par la noirceur de la nuit, l’accorda rapidement. L’inconnu rendit ensuite la guitare à son propriétaire, avant de disparaitre dans les ténèbres. Robert tenta alors de jouer quelques accords et n’en crut pas ses yeux et ses oreilles. Comme guidés par une intelligence supérieure, ses doigts se promenaient sur le manche avec une agilité impressionnante. Il n’avait pas obtenu la virtuosité raffinée d’un Wes Montgomery , son jeu se limitant à deux ou trois notes sublimées par un feeling fascinant. Ces quelques notes pouvaient exprimer l’amour et la haine , la joie et le désespoir, la révolte et la déprime, c’était un langage riche et direct. Le blues que jouait Robert Johnson était puissant et gracieux, agressif et mélodique. Il ne fut pas le premier représentant du blues du delta, mais il fut le plus emblématique, le roi de ces chanteurs devenus des dieux.

Le temps passa et le roi du delta mourut, sa musique avait toutefois instruit une génération de jeunes blancs qui vinrent jouer à Chicago comme d’autres viennent se recueillir à Lourdes. Moins belliqueux que les jazzmen qui les méprisèrent, les vieux sages de Chicago invitèrent cette nouvelle génération à jouer avec eux. C’est lors de ces fameuses improvisations que Paul Butterfield forma son génial blues band avec quelques musiciens d’Howlin Wolf. Elvis avait déjà permis à la musique noire de séduire une jeunesse jusque-là privée de son mojo par les règles absurdes de l’appartheid. Mais le blues d’Elvis était un blues remodelé au contact de la country, une musique révolutionnaire faisant le pont entre deux cultures, il s’agissait du rock n roll.

Paul Butterfield fut plus puriste, il ne voyait pas sa musique comme une force révolutionnaire venue du blues, mais comme un blues rivalisant avec la puissance sonore du rock n roll pour se faire entendre. Sur ce modèle, une nouvelle génération de musiciens se sentit plus proche de Muddy Waters que de Chuck Berry . A travers eux, le rock affirmait son attachement éternel au blues, ce retour aux sources n’allait d’ailleurs pas tarder à se diffuser en Angleterre.

John Mayall grandit à Manchester, où il découvrit la musique grâce aux disques d’un père guitariste de jazz amateur. C’est sans doute aussi grâce à cette influence jazzy que Mayall fut le plus américain des musiciens anglais. Le blues et le jazz se côtoient depuis les grandes heures de la musique de Chicago, ces deux mamelles nourricières de la musique américaine firent également grandir le talent du jeune John . Il ne se lancera pourtant dans une carrière de musicien professionnel que tardivement, préférant d’abord la sécurité d’un travail de graphiste à l’aventure du blues anglais. John Mayall se lance enfin à trente ans, un âge avancé pour un musicien. L’histoire se serait d’ailleurs arrêtée là si Londres ne s’était pas mise à swinguer, tant il est vrai que les grands hommes sont d’abord le fruit de leur époque. A l’origine du fameux swing de Londres, on trouve Alexis Korner , le guitariste chanteur qui découvrit John Mayall lors de son passage à Manchester.

Séduit par son jeu très puriste, Korner propose à John de le suivre lors d’une série de concerts à Londres. Le futur Bluesbreakers accepta, devenant ainsi le premier héros parrainé par un homme qui initiera ensuite Jimmy Page , Brian Jones , Jack Bruce et j’en passe. En plus de l’inviter à partager sa scène , Alexis Korner permet à son premier protégé de rencontrer les patrons des clubs les plus importants de la ville. Sentant qu’il tenait là une occasion inespérée de marquer l’histoire, John Mayall forma alors une première monture des Bluesbreakers en compagnie du batteur Peter Ward , du guitariste Bernie Watson et du bassiste John Mcvie. Ce brillant équipage tapa rapidement dans l’œil de Mike Vernon , le producteur du label des Rolling stones. L’époque fut agitée, les groupes anglais faisant alors changer la face de la pop à une vitesse fulgurante.

1965 est l’année qui vit les Beatles murir sur Rubber soul , les Stones ne tardèrent pas à complexifier leur blues avec le planant Aftermath , sans oublier les perles nostalgiques des Kinks. Au milieu de cette invasion révolutionnaire, John Mayall s’affirma comme le gardien du temple blues.                  

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