L’agora du swing numéro 1

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C’était une de ces soirées où le sommeil se refuse à nous sans qu’une quelconque volonté ne justifie une si longue veillée. Je venais alors de finir le visionnage du film «  C’est arrivé près de chez vous » , le chef d’œuvre d’humour noir qui fit entrer Benoit Poelvorde dans l’histoire du cinéma. Un tel imaginaire et une telle liberté de ton paraissent presque impossible aujourd’hui , le politiquement correct ayant imposé son dogme à tous les esprits. Le mauvais goût est devenu un péché mortel , la provocation une agression inacceptable. L’homme moderne ne tolère que ce que la majorité accepte , il voit l’originalité comme une dangereuse menace pour son conformisme rassurant. Le 21e siècle n’a pas tué le sacré , il l’a réduit à une série d’injonctions castratrices. Mangez sain , faites du sport , triez vos déchets , cinq fruits et légumes par jour , portez un masque au moindre éternuement. En zappant je me pris une bonne ration de ces slogans Orwelliens , dut subir la fausse bienveillance écœurante d’annonceurs hypocrites. Puis vint cette folk punkoide , cette musique de bar irlandais dont l’énergie n’avait d’égale que la profondeur. Shane MacGowan venait alors de mourir , rejoignant ainsi la série des surhommes irremplaçables de la culture pop. Comme Keith Richards , le chanteur enterra une bonne partie de ceux qui annoncèrent sa mort.

Il y’eut deux périodes pour Shane MacGowan , deux légendes délimitées par une déchéance dramatique. La première est celle que célébra toute la presse , celle de l’insouciance et de l’ascension de ce poète caché derrière un masque de clown. Il se fit mordre une oreille lors d’un concert des Clash,  vira Costello de la pièce où les Pogues enregistraient Rhum sodomy and the lash, se bâtit une solide réputation de nihiliste alcoolique. Puis le monstre froid du music business commença à le dévorer , les tournées s’enchainant à un rythme infernal. Mais MacGowan n’était pas un forçat de la musique , il se desséchait dans le rythme infernal des tournées. Finie pour lui l’insouciance des fêtes et des beuveries, finis les rires et les emportements, finie la chaleur de cette culture irlandaise à laquelle il voua sa vie. Si tout artiste est patriote , cela n’est que rarement aussi évident qu’avec Shane MacGowan. Si il chantait , c’était pour défendre par la musique ce qu’il ne put défendre par les armes, pour porter haut les couleurs de ce pays que la perfide Albion voulait noyer dans son royaume. Alors il prit le micro comme d’autres prirent une baïonnette, chanta des refrains qui furent autant de morceaux de l’identité irlandaise.

Shane MacGowan fut un grand homme car il se mit au service d’une grande cause , la célébrité fut pour lui plus une malédiction qu’un objectif. L’arrivisme capitaliste glissa sur ce grand esprit comme la boue de l’obscurantisme sur la faïence du génie humain. Pour créer quoi que ce soit de valable , il faut être prêt à tout sacrifier à sa création. Il faut que créer devienne un acte vital , un sacerdoce pour lequel on est prêt à finir seul et misérable. Ce qui rendit Shane MacGowan fou, ce sont les obligations et la main mise du music business sur son œuvre. Lui qui n’avait d’yeux que pour les plaines verdoyantes d’Irlande , il se sentit obligé d’écrire un tube à la mélodie hispanique (Fiesta). Il est vrai que sur le même disque figurait le bouleversant Fairytale of New York , mais le provocateur irlandais eut l’impression de trahir sa cause. Il la retrouva en étant libéré de la notoriété des Pogues , dont il fut viré avant de fonder the Popes . Naquirent ainsi les albums « The snake » et « Crock of gold » , qui reprenaient les choses là où Rhum sodomy and the lash les avait laissé. Il est vrai qu’il dut ensuite payer le prix de ses excès , son corps dégradé se montrant progressivement incapable de marcher. L’état hygiéniste y verrait sans doute une preuve du bien-fondé de sa morale oppressive.

Oui , cet homme souffrit sans doute de cette déchéance physique , mais elle fut le tribut à payer pour une vie pleine de panache et d’une intensité rare. Monsieur moyen finit souvent par mourir d’ennui , Shane MacGowan est mort d’avoir trop vécu. Comme lui, les jazzmen auxquels est consacré le dossier de ce numéro ont voué leur vie à une cause qu’ils plaçaient avant leur sécurité. Rock Alive est de retour et , comme il ne fait rien comme les autres , ce retour se fera sur un air de jazz. Bonne lecture.

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